La Java en mineur
Le soir quand Julot, pour passer un moment
Dans un guinche près de la République,
S’en va gambiller histoire de tuer le temps
Aux doux accents de la musique,
Soudain tout s’éteint.
Dans le noir, on entend…
Le pianiste, elle, parlé :
– Ah ! Mais c’est stupide, ça ! Je n’y vois plus rien maintenant !
J’peux pas jouer du piano comme ça !
– Ah, ben, n’vous fâchez pas !Ça va, rallumez, rallumez, rallumez !
Là, ça y est, allez-y, continuez.
– On reprend le tout ?
– Mais non, mais non, on continue, on continue
Chanté :
Un doux refrain mélancolique
Qui, rabâché par un vieil accordéon
Vous fait passer des frissons.
C’est une java en mineur
Dont la mélodie mord le cœur
Les couples sans bruit
Traînant leur ennui
Tournent lentement dans la nuit.
Elle vous flanque le cafard
Quand sur les visages blafards
Passe la lueur
D’un vert projecteur,
C’est une java en mineur.
Le pianiste, elle, parlé :
– Dites, Mademoiselle !
– Comment ?
– Vous savez, ça nous fait de drôles de gueules, ce projecteur vert.
– Vous croyez ?
– Oh oui, c’est pas beau !
– Alors du blanc ! Du blanc !
– On reprend le tout ?
– Non, non, on continue, on continue.
Chanté :
Julot, le bal fini, mijote un mauvais coup
Dans le bureau d’un vieux notaire.
Il a déjà fait sauter tous les verrous
Et fracturé un secrétaire.
Soudain il entend à l’étage du dessous
La TeuSeuFeu d’un locataire.
Alors Julot sent, le cœur glacé d’effroi
Ses cheveux s’dresser tout droit.
C’est une java en mineur
Dont la mélodie mord le cœur
Et les yeux hagards
Cognant les placards
Julot frappe, frappe au hasard ! (Toc, toc, toc)
Le pianiste, elle, parlé :
– Enfin, arrêtez un peu ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Enfin ! Vous êtes fou, non ?
– Je frappe !
– Ah, ben, j’m’en aperçois !
– Allons, bon !
– Ben, qu’est-ce que vous avez ?
– J’peux pas ouvrir le piano !
– Ah, ben, voyez ce que vous faites ! Vous devriez faire attention !
Là, ça y est ! Allez, continuez.
– On reprend le tout ?
-- Non, on continue !
Chanté :
Puis il appelle Police-Secours (bruit de sirène).
Le pianiste, elle, parlé :
– Assez, assez, assez, assez !
– Mais c’est pas moi !
– Ah, bon, excusez-moi.
Chanté :
On le trouva au petit jour,
Blême de terreur,
Grelottant de peur,
C’est une java en mineur.
Le pianiste, elle, parlé :
– On reprend le tout ?
– Mais non, on continue ! Ahhh…
Chanté :
C’est aujourd’hui que Julot passe en jugement ;
Tous ses copains sont de la fête.
Entre deux gendarmes, assis bien sagement, il...
Le pianiste, elle, parlé :
– J’avais pas quelque chose à vous dire, là ?
– Ben oui, mais si vous vous en rappelez pas, faut rien m’dire ! Voyez, vous m’troublez au milieu de ma chanson ! Ohhh !
– Ah, j’vous jure !
– Vous n’avez qu’à reprendre le tout.
– Mais non, on continue ! Ah, c’est un buté, lui, alors.
Chanté :
Y pense : « On va s’payer ma tête. »
Mais v’là que tout à coup dans la salle on entend
Un doux refrain de bal musette.
C’est le Jack du bal où ce qu’il allait le soir
Qui joue en bas sur le trottoir.
Le pianiste, elle, parlé :
– Tam pa dam pa dam.
– Ben, qu’est-ce que vous faites ? Ben, qu’est-ce que vous faites ?
– Le bal !
– Ah ! Ben, on ne m’entend plus ! Vous êtes fou, voyons ! Jouez plus calmement.
Chanté :
Au son de la java en mineur,
Le président, le procureur,
Les juges, les huissiers,
Se mettent à danser.
Le pianiste, elle, parlé :
– Ha ha ha ha
– Qu’est-ce qu'il y a ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?
– Mais vous m’avez dit de rire à ce moment-là, si la salle ne riait pas.
– Mais la salle a ri, voyons ! La salle a ri !
– Ah ! Si la salle a ri !
– Ah, ben écoutez, voyez ce que vous faites... Hem, hem... Hem, hem
– Vous n’avez qu’à reprendre le tout.
– Mais non, mais non, mais non, mais non ! Voyez ce que vous faites ? Maintenant je ne me rappelle plus... Ah ! Ça y est !
« Tandis que Julot de son côté. »
Chanté :
Tandis que Julot de son côté,
Dans les bras de son avocat
Vers la porte glisse à petits pas
Et la joie au cœur
S’esbigne en douceur
Car la java en mineur !